L’Homme pour sa vie s’inspire du passé,
parce que sa vie est une continuité. Elle est la somme de son passé, son
présent et son futur. Dans une perspective de la dialectique hégélienne, ces
trois dimensions de la vie forment une unité. Elles sont toutes contenues les
unes dans les autres et forment l’Histoire. Le rapport de l’homme à l’histoire
est problématique. On est parfois amené à croire que l’homme est sujet de
l’histoire, quand on le voit l’utiliser à sa guise, la modifier, l’occulter et
la réécrire. Mais parfois on est plutôt porté à croire que l’homme la subit,
quand sa vie est déterminée par les conditions matérielles reçues au fil du
temps. D’une manière ou d’une autre, ce qui reste cruciale, c’est la nécessité
de l’histoire pour l’homme. Ici il ne faut pas faire grande différence entre le
passé et l’histoire. Pour notre part, le passé est la partie de l’histoire qui
précède le présent. Ainsi, quand nous parlons de passé, nous parlons de cette
partie de l’histoire qui remonte jusqu’à l’origine.
Mais quelle influence le passé a-t-il
sur le cours de l’histoire ? Est-il historiquement utile de tenir
constamment compte du passé ?
A cette interrogation les réponses font
nombre les unes avec les autres. Pour certains,
« Fouiller dans les décombres du passé pour y
trouver une civilisation africaine est une perte de temps devant l’urgence des
problèmes de l’heure, une attitude pour le moins périmée[1] ».
Pour eux, en effet, la condition sine qua non du salut de l’Afrique
réside dans la réponse à l’urgence des problèmes de l’heure, c'est-à-dire en la
réponse aux exigences du développement, la satisfaction des besoins
physiologiques : se nourrir, se loger, etc. Ces derniers ne s’opposent pas
à un recours au passé, si la cause de se recours est noble. Le recours au passé
n’est justifiable que dans la mesure où il aide à résoudre un défi auquel l’on
se trouve confronté dans l’immédiat. Il n’est pas question ici de s’identifier
au passé, et de s’installer dans le confort qu’offrent les brillantes légendes
d’hier, ni de se lancer dans une quête vaine d’une identité enterrée en Egypte,
mais d’utiliser le passer pour assurer
la survie d’aujourd’hui.
Pour d’autres en revanche, il ne faut
pas tronquer le passé et il n’est pas suicidaire de vouloir renouer avec ces
ancêtres. La quête identitaire de son être par le canal des vestiges du passé
est primordiale. Pour ceux-là, il n’y a pas conflit entre le passé et le
présent, ni entre les origines et le modernisme.
Pour
Cheikh Anta Diop par exemple,
« ‘‘modernisme’’ n’est pas
synonyme de rupture avec les sources vives du passé. Au contraire, qui dit
‘‘modernisme’’ dit ‘‘intégration d’éléments nouveaux’’ pour se mettre au niveau
des autres peuples, mais qui dit ‘‘intégration d’éléments nouveaux’’ suppose un
milieu intégrant lequel est la société reposant sur un passé […] suffisamment
étudié pour que tout un peuple puisse s’y reconnaître[2] .»
Il
soutient donc que le présent et le passé ne s’excluent pas. Bien au contraire,
le premier s’inspire du dernier. Pour lui,
Il est question de rester soi-même, ce qu’on a toujours été tout en
intégrant de nouveaux éléments à notre soi qui demeure. Ainsi, se libérer de la
domination culturelle des autres, c’est savoir ce qu’on est vraiment, et ce
qu’on est part de nos origines.
D’un côté comme de l’autre, l’on retient
que le passé est utile, d’une manière ou d’une autre. Mais le problème ici est
de mesure jusqu’où l’on doit utiliser le passer et à quel moment il faut s’en
passer. Le poids du passé dans la vie de l’homme en général et de l’Africain en
particulier est prépondérant. Pour des peuples qui ont longtemps été séparé de
leurs vraies origines, il est indispensable de recourir au passé. C’est que
soutient Boa Thiémélé Ramses en affirmant que
« La
nation primitive contient l’être des Africains et tout Africain qui veut être
auprès de soi en faisant coïncider le temps et l’éternité, ce qu’il est et ce
qu’il est appelé à être, doit se définir par rapport à ce lieu originel[3] ».
En
d’autres mots, les origines sont nécessaires pour une harmonie et un succès
dans l’acte à poser. Pour être soi-même et devenir ce qu’on est appelé à
devenir, il faut se définir par rapport à son passé, à ses origines. Mais la
question que soulève cette assertion est de savoir comment l’Africain peut
définir son avenir par rapport à un passé modifié, dépassé et oublié ?
Le passé dont se souvient l’Africain
remonte et se limite généralement à la colonisation. Ce passé dans lequel il se
renie lui-même et se renie toute capacité de bonne création, est pesant dans
son inconscient. Il n’arrive pas à se libérer de l’idée qu’il ne peut rien
faire de bon et que seul le Blanc est capable de bien faire. En effet, « le poison culturel, savamment inoculé dès la
tendre enfance, est devenu partie intégrante de notre substance et se manifeste
dans tous nos jugements[4] ». En
clair, il est difficile à l’Africain de se libéré du passé qui lui a été imposé
dans les livres et dans les médias, ce passé qu’il boit chaque fois qu’il se
connecte à internet ou qu’il lit un livre d’histoire.
Le défi est grand. Selon Paul Valéry,
« L’Histoire est le produit le plus dangereux
que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues, il
fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère
leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos,
les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les
nations amères, superbes, insupportables et vaines[5] ».
Ce
passé est donc dangereux, il faut s’en méfier. Le passé dont il faut se
souvenir transcende la muraille de la colonisation qui est faite de mensonge. Il
faut se libérer des déchets qu’a déposé la colonisation dans nos esprits trop
faibles pour remonter jusqu’à l’Egypte antique.
Ce
qu’il faut donc retenir est que l’on le veuille ou pas, le passé pèse de tout
son poids sur l’esprit de l’Être africain comme dans tous les peuples. Que ce
soit dans la nostalgie des origines ou que ce soit dans l’aliénation
culturelle, le passé est toujours présent.
Cependant,
une pensée de Nietzsche demeure une lampe à nos pieds encore hésitants :
« la gaieté, la bonne conscience, l’activité
joyeuse, la confiance en l’avenir - tout cela dépend, chez l’individu comme
chez le peuple, de l’existence d’une ligne de démarcation entre ce qui est
clair et bien visible et ce qui est obscur et impénétrable, de la faculté
d’oublier opportunément aussi bien que de se souvenir à propos, de la faculté
de se sentir avec un puissant instinct quand il est nécessaire de voir les
choses sous l’angle historique et quand non[6] ».
Cette
ligne de démarcation doit-être enseignée aux africains et c’est ici le rôle des
intellectuels, qui faisant eux-mêmes usage de cette ligne de démarcation,
montreront l’exemple à suivre au profane.
[1]
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et
culture, Paris, Présence Africaine, 1979, p. 15.
[3] Boa
Thiémélé, Le pouvoir des origines,
Saarbrücken, Editions Universitaires européennes, 2012.p. 54
[4] Cheikh Anta Diop, op. cit. p. 15.
[5]P. Valéry, « De l’Histoire » (1931),
in Œuvres, tome II., Pléiade, 1960,
p. 935
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